Comment le patinage artistique évolue au-delà de son histoire hétéronormative
Lorsque Paul Poirier a commencé à compétitioner sur la scène internationale en danse sur glace il y a plus de 15 ans, aucun athlète ne s’identifiait ouvertement comme 2SLGBTQI+ dans le monde du patinage artistique.
Aujourd’hui, alors qu’il se prépare pour ses quatrièmes Jeux olympiques, Poirier fait partie des plus grandes vedettes de ce sport qui ont choisi de ne plus cacher une partie de leur identité tout en visant les médailles olympiques.
« Du côté de la visibilité et de la représentation, il y a eu énormément de progrès et de changements depuis ce temps-là », a récemment confié Poirier dans une entrevue avec Olympique.ca.
« Pendant très longtemps, j’avais une grande séparation entre ma vie d’athlète au quotidien à l’aréna, et le reste de ma vie. Personnellement, j’avais ce mur, comme si deux versions de moi existaient sur des plans complètement différents. »
Depuis qu’il a fait son coming out en 2021, « ça a changé ma façon d’aborder mes journées, la manière dont je me présente à la patinoire, » explique-t-il. « Peut-être que c’était moi qui me mettais cette pression, mais je sentais qu’il fallait maintenir un certain niveau de professionnalisme, où je me présente, je patine, c’est mon travail, et le reste de moi-même n’a pas vraiment sa place dans ce contexte-là. Ensuite, je rentrais à la maison pour vivre ma vraie vie. Pour moi, ça a été vraiment gratifiant d’abaisser un peu ce mur et de me sentir plus cohérent en tant que personne, d’avoir le sentiment que tous les aspects de ma vie se nourrissent mutuellement et sont interreliés. »
« J’ai maintenant l’impression que mon patin, ce que je fais et l’art que je crée influencent ma façon d’être dans le monde — et vice versa — et c’est quelque chose de profondément riche et épanouissant. »

Avec sa partenaire de danse sur glace, Piper Gilles, Poirier a remporté quatre médailles aux Championnats du monde, dont deux d’argent consécutives en 2024 et 2025. Ces dernières années, leurs programmes compétitifs ont démontré une grande diversité de thèmes. Après une série à succès de ce qu’ils appelaient leurs « programmes pour le peuple », sur des pièces comme Vincent et Both Sides Now, ils ont présenté des interprétations des histoires d’Evita et des Hauts de Hurlevent dans leurs programmes libres, avant d’aborder une version tango de Whiter Shade of Pale d’Annie Lennox cette saison.
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« Piper et moi, on a vraiment aimé explorer la narration, et souvent, cette narration sortait du cadre habituel de l’histoire romantique entre un homme et une femme qui tombent amoureux — une chose qu’on voit tellement souvent, pas seulement en danse sur glace, mais aussi dans la danse en général, dans les médias, les films, les livres, l’art, parce que c’est une expérience humaine universelle. Mais ça a été très intéressant pour nous d’explorer d’autres types de récits. Et on voit d’autres couples aussi qui commencent à raconter d’autres genres d’histoires », a expliqué Poirier.
L’héritage des histoires d’amour
Il n’est probablement pas exagéré de dire que, pour plusieurs Canadien·nes, la performance emblématique qui leur vient en tête quand ils pensent au patinage artistique est la danse libre Moulin Rouge de Tessa Virtue et Scott Moir, qui leur a permis de décrocher l’or olympique à PyeongChang en 2018.
Cette performance a déclenché une véritable tempête de commentaires sur les réseaux sociaux, bien au-delà du cercle habituel des adeptes de patinage artistique. Le public a été captivé par la passion et l’intensité que le duo a affichées, tout en exécutant des éléments complexes et techniquement exigeants.
Cela a suscité une foule de questions sur leur relation. Comment était-il possible de démontrer une telle chimie et une telle émotion sur la glace sans former un couple dans la vraie vie?
La double olympienne Kaitlyn Weaver connaît très bien ce genre d’interrogations. Cela va de pair avec l’hétéronormativité longtemps attendue dans la danse sur glace. C’est aussi en partie pour cette raison qu’elle n’a fait son coming out queer qu’en 2021, deux ans après sa dernière compétition internationale avec son partenaire Andrew Poje.

« Est-ce qu’ils sont amoureux? Est-ce qu’ils vont se marier? Est-ce qu’ils sortent ensemble? C’est la question numéro un qu’on nous a posée à Andrew et moi pendant 20 ans — et encore aujourd’hui parfois. La vérité, c’est qu’on a une magnifique connexion, une chimie incroyable, et je l’aime de tout mon cœur. C’est ça qui était vraiment mêlant pour moi, même comme personne, comme athlète, de me dire : OK, comment je navigue tout ça quand mon travail, c’est d’être amoureuse de cet homme devant des milliers de personnes? » a raconté Weaver à Olympique.ca.
« On est un homme et une femme, et on était très bons pour raconter des histoires d’amour. Et je ne voulais pas que qui que ce soit — que ce soit les juges, qui contrôlent un peu mon avenir, ou les fans, ou le public en général — pense que je faisais semblant, que je mentais […] Je ne voulais pas me faire ça à moi-même, et je ne voulais pas faire ça à Andrew non plus. »
Aujourd’hui, même si elle n’est plus en compétition, Weaver est toujours très active dans le monde du patinage artistique. Elle travaille surtout comme chorégraphe, mais elle est aussi la représentante désignée des athlètes au sein du Comité technique de danse sur glace de l’Union internationale de patinage (ISU). Même si c’est un immense honneur, elle admet que ce rôle vient avec beaucoup de pression.
« J’aborde la vie à travers une lentille de justice sociale, et ça influence tout ce que je fais, » explique-t-elle. « Alors, quand je pense à la vision pour l’avenir de notre sport, je ne peux pas m’empêcher de voir qui est absent. Et je me demande : qu’est-ce qu’on peut faire, en tant que comité technique, pour encourager l’équité des genres? Pas seulement encourager, mais l’instaurer du mieux qu’on peut. »
Changement de rythme
L’un des rôles du comité technique est de déterminer le thème de la danse rythmique chaque saison. Pendant la saison 2017-2018, toutes les équipes de danse sur glace devaient patiner sur des rythmes latino-américains comme la samba, la rumba et le cha-cha. La saison suivante, un tango était requis. Ensuite, c’était un thème Broadway, avec des rythmes obligatoires comme le quickstep, le charleston ou le swing.
Mais depuis quelques années, une tendance se dessine vers des thèmes basés sur les décennies, avec « La musique et l’ambiance des années 1980 » pour la saison 2023-2024, suivie de « Les danses sociales et les styles des années 1950, 1960 et 1970 » pour la saison 2024-2025. En regardant vers les Jeux olympiques de Milano-Cortina 2026, les danses rythmiques devront refléter « La musique, les styles de danse et l’ambiance des années 1990 ». Parmi les exemples donnés par l’ISU : pop/street latin, house/techno, hip-hop et grunge rock.

Weaver explique que ce virage vers les thèmes de décennies vise à ouvrir les rôles de genre en danse sur glace, en favorisant des mouvements individuels plutôt qu’un strict schéma meneur/suiveur traditionnellement associé aux couples homme/femme dans la danse de salon, dont la danse sur glace est issue.
« Ça laisse de l’espace aux patineurs pour explorer leur différence, pour se découvrir, pour être eux-mêmes de manière authentique, » dit-elle.
En tant que danseur sur glace de la “vieille école”, qui admet s’ennuyer des danses imposées et de leurs tracés obligatoires, Paul Poirier aurait aimé que les thèmes basés sur la musique populaire soient un peu plus espacés au fil des années, plutôt que d’être enchaînés plusieurs saisons de suite. « Mais je pense aussi que ça nous donne la chance d’explorer d’autres types de danse qu’on ne voyait pas souvent en danse sur glace, et ça, c’est excitant aussi. »
Certains fans de longue date de patinage artistique expriment en ligne leur nostalgie des valses, foxtrots et quicksteps, qui sont maintenant relégués à l’arrière-plan. Weaver ne doute pas qu’ils feront leur retour dans un avenir pas trop lointain. Mais ce qu’elle espère, c’est que la prochaine fois qu’une de ces danses de salon traditionnelles sera imposée, les patineurs l’aborderont de façon « amusante et rafraîchissante » — sans ressentir la pression de retomber dans les rôles de genre traditionnels.
« Depuis quelques années, les [programmes] qui se démarquent vraiment sont récompensés. Alors je pense que les patineurs reçoivent peu à peu le message que, comme comité, on veut vous appuyer là-dedans, » dit-elle, à propos de l’encouragement à l’originalité plutôt qu’à copier ce qui a fonctionné pour d’autres équipes dans le passé.
De la place pour plus que des histoires d’amour
Faire ce qui leur semble authentique, c’est l’approche que Gilles et Poirier ont toujours adoptée dans le choix de leurs concepts de programme et de leur chorégraphie, ce qui leur a valu une réputation d’équipe innovatrice.
« Notre processus créatif part toujours de la question : “qu’est-ce qui est possible?” Et on suit vraiment la règle que toute idée est une bonne idée. On met toutes nos idées les plus folles sur la table, on fait le tri, on essaie, on voit ce qui est intéressant et ce qui peut fonctionner, » a expliqué Poirier. « Si on a fait des programmes qui s’éloignent des récits romantiques traditionnels qu’on voit souvent en danse sur glace, c’est simplement parce que ça reflète qui on est et ce qui nous intéresse. »

Weaver affirme que les patineurs ne doivent pas avoir peur de proposer des histoires différentes, car les juges et le public sont capables de les apprécier. Poirier est d’accord : il trouve encourageant de voir un « vocabulaire de danse plus vaste ».
« Pour moi, la magie de la danse sur glace, c’est d’abord et avant tout la diversité. Alors, ce que j’appelle les récits hétéronormatifs traditionnels, ça a aussi sa place, » dit-il. « Mais au bout du compte, ce qui est le mieux pour la danse sur glace, c’est la variété. Plus on peut voir différents styles de danse, de mouvements, de musiques, de récits, plus notre sport devient riche. »
Voyageant partout dans le monde pour collaborer à la chorégraphie de programmes pour des athlètes en activité, Weaver se dit optimiste face à la direction que prend la prochaine génération dans le patinage artistique.
« Ils veulent être eux-mêmes. Ils veulent exprimer leur personnalité unique sur la glace. Et je pense que c’est une tendance générale chez les jeunes, que ce soit dans le sport ou ailleurs. L’individualité est devenue quelque chose de valorisé, et j’espère qu’on sort tranquillement de cette époque où il fallait faire les choses d’une certaine manière pour être accepté. »
Parmi les athlètes avec qui elle travaille figure Amber Glenn, double championne des États-Unis en titre chez les femmes, qui a fait son coming out pansexuel à la fin de 2019. La saison 2024-2025 a été la meilleure de sa carrière jusqu’à présent, marquée notamment par sa victoire à la Finale du Grand Prix en décembre.
« Elle m’inspire à être encore plus moi-même, parce qu’elle est tellement elle, sans compromis, » affirme Weaver. « J’ai vraiment envie d’aider à défendre une vision plus ouverte, à sortir du cadre, et à laisser le patin évoluer avec le temps — parce qu’il le mérite. »
Un petit changement, un grand impact
Parmi les fédérations, Patinage Canada est à l’avant-garde de l’évolution vers un patinage artistique plus inclusif.
L’un de ses gestes les plus marquants est survenu en 2022, lorsque l’organisation a modifié sa définition d’une équipe dans la filière Podium pour les disciplines de couple et de danse sur glace, remplaçant « un homme et une femme » par « une équipe est composée de deux patineurs ». Cette nouvelle définition permet désormais aux patineurs, peu importe leur identité de genre, de concourir ensemble dans les compétitions nationales.
Poirier croit que ce changement de règlement aura un impact particulièrement important aux niveaux inférieurs du patinage artistique, où l’on observe un déséquilibre entre les genres en raison du nombre beaucoup plus élevé de patineuses comparativement aux patineurs.
« [Ce déséquilibre] crée un gros déséquilibre de pouvoir dans le choix des partenaires et les décisions à prendre sur l’endroit où s’entraîner ou vivre. Ce changement donne plus d’options aux gens pour s’initier à la danse sur glace, commencer en patinage en couple, explorer ces disciplines, » explique-t-il. « Plus les gens ont d’occasions de faire ce qu’ils aiment, mieux on se porte, et plus notre sport devient riche. »

Lors du Trophée Patinage Canada 2025, une compétition nationale pour les patineurs en développement, l’épreuve de danse sur glace pré-novice (trois niveaux sous le senior) comptait la présence de Kate Glover et Charlotte Stoyles, représentant Terre-Neuve-et-Labrador.
Voir ces deux patineuses performer ensemble — fruit de beaucoup de travail en coulisses — a apporté une « joie pure » à Kaitlyn Weaver.
À l’international, l’ISU définit toujours les équipes de couple et de danse sur glace comme étant composées d’un homme et d’une femme, donc il faudra encore du temps avant de voir un duo de même genre patiner aux Jeux olympiques. Mais tout grand changement commence par une petite conversation.
« Il faut comprendre certaines idées préconçues, valides ou non. Il faut démystifier ce que ça veut dire. Parlons des droits des personnes trans de façon bienveillante, avec ouverture et empathie — et à mon avis, en gardant le patineur au cœur de la discussion. Ce qui est crucial, c’est d’avoir ces échanges avec les gens qui ont peur du changement, qui craignent de perdre ce qu’on a bâti. Selon moi, on a tout à gagner. Mais ça ne se fera pas en frappant du poing sur la table, » reconnaît Weaver.
« Tout ce que je peux faire, c’est parler à partir de mon expérience et des témoignages de ma communauté, les partager et dire : les patineurs veulent ce changement, ils sont prêts, et ce n’est peut-être pas aussi effrayant que certains le pensent. »
Alors qu’une nouvelle saison olympique s’amorce, plus de gens regarderont le patinage artistique, pas seulement les adeptes qui suivent le sport toute l’année. C’est, après tout, ce qui a causé tout le brouhaha autour de Virtue et Moir en 2018 — ce fameux programme Moulin Rouge présenté sur la glace olympique.
Poirier est curieux de voir ce que les nouveaux spectateurs retiendront lorsqu’ils regarderont le patinage en février.
« On observe le changement à un niveau très granulaire, car on baigne dedans tout le temps, » explique-t-il. « Je me demande si les changements qu’on vit dans notre sport sont visibles aux yeux du spectateur occasionnel, celui qui regarde une fois tous les quatre ans. Et je pense que ça va être vraiment excitant. »
« J’ai hâte de voir tous les couples, et aussi tous les patineurs en solo, avoir cette chance de partager une partie d’eux-mêmes avec le monde entier. »