D’abord avec la tête, ensuite avec le cœur : Le huit féminin d’Équipe Canada raconte son parcours jusqu’au podium olympique
Au moment où les rameuses du huit féminin d’Équipe Canada attendaient le début de la finale des Jeux olympiques de Paris 2024, la barreuse Kristen Kit a relayé un dernier message à l’équipe, qu’elle avait gribouillé sur un bout de ruban électrique pour l’amener dans l’embarcation avec elles.
Ça se traduisait ainsi : D’abord avec la tête, et ensuite avec le cœur .
Chacune des athlètes l’a interprété à sa façon. Pour Maya Meschkuleit, qui en était à ses premiers Jeux olympiques, cela voulait dire « d’y aller de toutes ses forces avec toute ta technique, et ensuite quand ta technique ne suffit plus, tu y vas avec ton cœur — tu penses à toutes les heures que tu as investies, tu penses à ta famille et à tous ceux qui te soutiennent, aux filles dans l’embarcation et tu trouves le moyen de passer à la vitesse supérieure. Tu trouves ce 1 % de plus ».
Ce 1 % venant directement du cœur est ce qui a propulsé Équipe Canada jusque sur le podium olympique pour la deuxième fois d’affilée. Voici quelques-unes des anecdotes fort captivantes de ce qui s’est passé dans les coulisses en route vers leur remarquable conquête de la médaille d’argent.
La qualification pour Paris
La route menant à Paris 2024 a amené les rameuses canadiennes à disputer deux régates de qualification. Au bout du compte, le Canada s’est retrouvé à pouvoir seulement espérer décrocher des places dans les épreuves du huit féminin et du deux de couple poids léger féminin, soit pas mal moins d’embarcations qu’on avait pu déléguer aux précédentes éditions des Jeux olympiques de mémoire récente. Le côté positif, c’est qu’on pouvait tout miser sur le huit féminin, en affectant tous les plus grands talents de l’aviron canadien à la même embarcation.
« Normalement, nous essayons de mettre en place trois embarcations à partir du bassin de 20 [athlètes] mais là, c’était seulement nécessaire de le faire pour une embarcation, a noté l’athlète d’expérience Sydney Payne. Jamais de ma vie je n’ai ramé aussi souvent dans l’embarcation à huit. »
La sélection finale de l’équipage en vue des Jeux de Paris 2024 comprenait quatre membres du huit féminin d’Équipe Canada qui avaient remporté la médaille d’or à Tokyo 2020: Payne, Avalon Wasteneys, Kasia Gruchalla-Wesierski et Kit au poste de barreuse. Trois autres athlètes de Tokyo 2020 — Caileigh Filmer, qui avait décroché le bronze en deux de pointe féminin avec Hillary Janssens, Kristina Walker, qui avait disputé l’épreuve du quatre de pointe, et Jessica Sevick, en lice en deux de couple — apportaient elles aussi un bon bagage d’expérience au sein de l’embarcation. Meschkuleit et Abby Dent allaient se retrouver à leurs premiers Jeux olympiques, bien encadrées par la présence d’un bon nombre de rameuses aguerries.
Il était important de s’entretenir avec plusieurs membres de l’équipage pour avoir un portrait complet de l’expérience qu’elles ont vécue à Paris 2024 — non seulement parce qu’il y a certaines divergences de vue quant à la façon dont elles sont parvenues à se rendre jusqu’en finale (l’habitude qu’a Équipe Canada de passer par le repêchage est-elle une bénédiction ou une malédiction?) — mais aussi parce que, eh bien, elles disent toutes avoir complètement oublié une portion ou l’autre de la course ultime.
Les pour et les contre du repêchage
Le parcours d’Équipe Canada aux Jeux a commencé dans les vagues préliminaires au Stade nautique de Vaires-sur-Marne, face à des adversaires coriaces comme par exemple la Grande-Bretagne, qui a remporté la vague en 6:16,20, et l’Australie, qui a fini deuxième en 6:18,61. Équipe Canada a pris la troisième place avec un temps de 6:21,31 et allait donc devoir passer par le repêchage pour se rendre jusqu’en finale.
« Nous, au sein du programme féminin canadien, que ce soit une petite embarcation ou une grande embarcation, avons malheureusement un peu l’habitude d’être un peu trop lentes dans les vagues préliminaires, a reconnu Payne d’un air dépité. Personne ne sait trop comment nous allons pouvoir rompre le sortilège. Nous continuons d’essayer, mais nous nous retrouvons toujours dans une vague difficile et ensuite il faut rouler à fond de train en ronde de repêchage pour nous assurer d’atteindre la finale ».
Sauf que le Canada a aussi l’habitude de rouler à fond de train en finale, même s’il faut disputer une course supplémentaire en cours de route. Le huit féminin de Tokyo 2020 est passé par le repêchage en route vers sa médaille d’or, faisant la preuve qu’une charge de travail plus lourde ne suffisait pas à le ralentir.
Payne est d’avis que devoir passer par le repêchage n’est pas mauvais en soi, puisque c’est une autre occasion de passer par le processus d’une course, de mettre au point l’approche stratégique et de corriger les lacunes qu’il pourrait y avoir. À Paris, l’équipe a jugé qu’il fallait travailler sur la nécessité d’être plus rapide au départ, si bien que le repêchage a permis de peaufiner cet aspect de la course.
Cependant, certaines membres de l’équipe ont hâte de mettre fin à la malédiction du repêchage et d’éviter de devoir y aller d’un effort physique supplémentaire en route vers la finale.
« Pour certaines des filles, [les ressemblances avec le fait de passer par le repêchage comme l’équipe l’avait fait à Tokyo 2020] leur a donné confiance… Personnellement, je n’aime pas trop ça », a lancé Filmer en riant.
Son opinion avait beaucoup de poids au sein de l’équipe, elle qui est une des athlètes les plus aguerries au sein de l’embarcation. Filmer a fait partie du huit féminin qui a fini cinquième à Rio 2016, obtenant le poste de chef de nage à l’âge de 20 ans seulement. Elle considérait que sa médaille de bronze avec Janssens à Tokyo représentait le dénouement parfait dd sa carrière en aviron et elle a pris sa retraite après ces Jeux, choisissant alors de se tourner vers le cyclisme.
« Pendant deux ans, je n’ai pas touché à une seule rame », a dit Filmer.
Toutefois, quand elle a appris que le huit féminin avait connu des difficultés à quelques étapes de la Coupe du monde d’aviron, elle s’est laissé convaincre de retourner sur l’eau.
Ceci étant dit, il y a assurément des éléments de l’époque qu’elle a passée à faire du vélo sur route qu’elle a pu intégrer à son approche dans une embarcation.
« Quand je pédalais, je me retrouvais à travailler pour le chef de nage de l’équipe dans un rôle de soutien, ce qui fait que tu ne te vois jamais obtenir de bons résultats. Ensuite tu vois ta coéquipière obtenir de bons résultats et elle peut seulement y arriver si tous les membres de l’équipe font chacun leur part, a expliqué Filmer. C’est très différent, mais en même temps ça ressemble beaucoup au huit, où chaque rameuse doit jouer son rôle ».
Alors qu’un départ rapide était la priorité, Équipe Canada a occupé la première place pendant la majorité de sa course de sa vague de repêchage, terminant finalement deuxième derrière une équipe américaine qui avait fini en force. Les Canadiennes ont réalisé un temps de 6:04,81, une amélioration importante par rapport à leur course en vague préliminaire, de même qu’un chrono suffisant pour se qualifier pour la finale olympique, là où elles allaient affronter la Roumanie, la Grande-Bretagne, l’Australie, l’Italie et les États-Unis.
Contrôler ce qu’on peut contrôler
Comme la plupart des athlètes vous le diront, le jour de la course, il s’agit de contrôler ce qu’on peut contrôler. La météo? Ça ne dépend pas de toi. La préparation des autres équipes? Rien à voir avec toi. Ce que tu manges au déjeuner? Ton choix. Comment tu te coiffes les cheveux? Il n’en revient qu’à toi.
En fait, se coiffer les unes les autres est devenu un rituel d’équipe, un élément que les rameuses canadiennes peuvent contrôler, une activité tranquille à faire ensemble. Toutefois, même les coiffures sont faites en pensant à la performance.
« C’est plus aérodynamique d’avoir les cheveux lissés vers l’arrière avec un chignon bas, pas élevé », a indiqué Filmer.
L’équipe a aussi ajouté un nouveau et emblématique rituel typiquement canadien à leur routine d’avant-course : prendre une photo de groupe avec du sirop d’érable avant la finale.
C’est Walker qui a eu l’idée de la photo et le sirop a été tiré par son oncle. On a ainsi réussi à alléger l’atmosphère avant la course, ce qui peut représenter quelque chose de très important selon Payne.
« Chaque fois que tu peux ajouter quelque chose avant une course qui est un peu loufoque ou amusant, j’adore ça, a dit Payne. C’est une façon de se détendre, de sourire, de rire et de nous rappeler que si nous faisons tout ça, c’est parce que nous adorons ça ».
Filmer pense pas mal de la même façon. Quand elle disputait des courses avec Janssens, elles se disaient toujours la même chose l’une à l’autre tout juste avant de prendre le départ: « Nous adorons ça. » Filmer s’est assurée que la tradition se poursuive à Paris 2024.
La finale olympique
Le moment était donc venu d’y aller d’abord avec la tête, ensuite avec le cœur.
Les rameuses d’Équipe Canada ont mis à exécution ce départ rapide qu’elles avaient cherché à perfectionner à l’occasion du repêchage, s’avérant les premières à atteindre le jalon des 500 mètres, tout juste devant la Roumanie.
Pas que les athlètes l’aient remarqué, parce que Kit n’arrêtait pas de leur dire, encore et encore : « Gardez la tête dans l’embarcation, gardez la tête dans l’embarcation ». Personne n’a jeté de regard furtif vers les autres embarcations, personne n’a vérifié à quel rang elles se situaient — la seule chose qui comptait, c’était leur embarcation et à quel rythme elles ramaient.
À la suite de la poussée des Roumaines, Équipe Canada était deuxième à la mi-course, sauf que les Britanniques s’amenaient alors en force.
Avec 500 mètres à faire, Kit a crié à l’équipage la même chose qu’elle avait crié à Tokyo 2020, une question toute simple mais aussi très motivante: « Quelle couleur de médaille voulez-vous? »
Même si toutes les athlètes disent avoir complètement oublié une portion ou l’autre de la course, cette question-là a trouvé le moyen de laisser son empreinte chez tout le monde.
« J’ai la chair de poule sur tout mon corps juste à y penser en ce moment, a fait savoir Meschkuleit. Je pense que ça nous a aidées à passer à la vitesse supérieure. »
Quand il reste 250 m à franchir, les bouées sur l’eau passent alors à la couleur rouge, d’où la phrase qu’on utilise souvent, « red means dead », ce qui veut dire qu’on se retrouve dans le rouge non seulement en raison de la couleur des bouées, mais aussi au chapitre des réserves d’énergie. La Roumanie s’était alors détachée, mais le Canada avait besoin de résister à la Grande-Bretagne.
Au moment de franchir la ligne d’arrivée, Payne a levé les yeux vers l’écran pour prendre connaissance du résultat; on y indiquait que la Roumanie avait fini en première place, mais rien d’autre.
« Il y a eu cette longue pause que je n’avais pas ressentie à Tokyo. J’étais comme, « Que s’est-il passé? À quel rang sommes-nous? Qu’est-ce qui se passe?’ »
Le reste du podium s’est alors affiché sur l’écran: le Canada en argent, la Grande-Bretagne qui obtient le bronze.
La seule chose qui passait par la tête de Payne, c’était : ‘Nous avons réussi. Nous avons réussi. Nous avons réussi!’
Meschkuleit s’est laissée légèrement distraire à la ligne d’arrivée par les deux coéquipières placées derrière elle — Filmer et Sevick sur le siège de chef de nage — qui s’étaient effondrées en raison de l’effort surhumain qu’elles avaient dû consentir pendant la course. La joie était mitigée par l’inquiétude au moment où l’embarcation du service médical se dirigeait vers elles.
« Je n’ai aucun souvenir de la deuxième moitié de la course », a dit Filmer. Elle a néanmoins vu des photos et des images vidéo de l’équipe au moment où celle-ci franchissait la ligne d’arrivée.
« Tout le monde crie de joie et a les mains dans les airs, et elles s’enlacent toutes. Ensuite les embarcations du service médical s’en viennent parce que Jess et moi sommes complètement écroulées à la proue.
« C’est comme ça dans les courses à huit », a-t-elle ajouté en laissant échapper un petit rire.
Le moment de célébrer
Au retour sur la terre ferme, il y a eu les médias et la cérémonie des médailles. Bien que ce soit neuf athlètes qui aient pris place sur le podium pour Équipe Canada, Payne tient à souligner que leur exploit olympique est attribuable à un noyau de 11 personnes, qui comprenait aussi deux athlètes remplaçantes, Kristen Siermachesky et Cassidy Deane.
« Notre histoire est celle de la contribution de 11 personnes sur le plan collectif », a-t-elle affirmé.
En dernier lieu, il y a eu l’occasion de célébrer avec les membres de leurs familles et leurs amis. On avait décidé que l’équipe d’aviron allait s’isoler avant les épreuves, ce qui fait que les athlètes n’avaient pas encore vu leurs plus proches partisans à Paris.
« C’était très émotif, juste de voir ta propre famille, mais aussi de voir toutes tes coéquipières avec leurs familles, de pouvoir les voir célébrer et se soutenir les unes les autres, a déclaré Payne. Nous n’avions pas vécu ça à Tokyo, alors c’était un moment vraiment, vraiment spécial. »
Pour Meschkuleit, c’était la réalisation d’un objectif de jeunesse qu’elle avait mis sur papier après avoir fait connaissance avec Christine Sinclair, c’est-à-dire de représenter le Canada aux Jeux olympiques.
« Le fait de pouvoir boucler la boucle avec cette liste d’objectifs que j’avais écrite à l’âge de 13 ans et, maintenant, de me retrouver 10 ans plus tard sur le podium aux Jeux olympiques… pour être bien honnête, ça me semble encore irréel », a-t-elle dit.
Un regard vers l’avenir
Ayant maintenant accédé au podium deux fois de suite, le Canada s’est de nouveau établi comme une puissance dans l’épreuve du huit féminin — peu importe quel chemin ses rameuses empruntent au cours d’une régate — et représente une force avec laquelle il faudra compter à Los Angeles.
Les Canadiennes chemineront encore vers LA 2028 à leur manière — d’abord avec la tête, et ensuite avec le cœur.