La championne du monde au lancer du poids Sarah Mitton sur les façons de gérer la déception et d’apprivoiser la joie de pratiquer son sport
Sarah Mitton est l’une des athlètes qui, ces dernières années, a aidé à mettre le Canada sur la carte en tant que « puissance du lancer du poids ».
L’athlète olympique de 28 ans originaire de Liverpool, en Nouvelle-Écosse, a remporté deux titres consécutifs de championne du monde en salle au lancer du poids féminin, en 2024 et 2025. Elle a également décroché la médaille d’argent aux Championnats du monde de World Athletics 2023 (en plein air), en plus de s’emparer de l’or aux Jeux panaméricains de 2023 et aux Jeux du Commonwealth de 2022.
Mitton continue de repousser les limites du lancer du poids au Canada et a amorcé ses deuxièmes Jeux olympiques, à Paris 2024, en tant que grande prétendante à la médaille d’or. Olympique.ca a discuté avec Mitton de l’expérience difficile qu’elle a vécue aux Jeux l’été dernier, de la résilience que demande son sport, et de la joie qu’elle ressent à représenter le Canada.
Félicitations pour avoir défendu avec succès ton titre de championne du monde en salle! Qu’est-ce que tu as ressenti à vivre ce moment ?
En athlétisme, quand tu es la championne en titre ou l’athlète la mieux classée au monde, on te donne un dossard d’une autre couleur. C’était la première fois que je portais ce dossard-là.
J’ai tellement l’habitude d’être la négligée dans ma discipline, comme ç’a été le cas ces dernières années. Il y avait toujours des possibilités que je remporte la médaille d’or, mais au bout du compte, je terminais toujours deuxième, troisième ou quatrième.
Ç’a été un grand moment pour moi, personnellement, de me voir remettre ce dossard la veille. Ma réaction, ç’a été de me dire, « Wow, c’est bel et bien réel. Demain, je vais peut-être franchir une étape inédite pour moi et vraiment trouver ma place dans les livres d’histoire du lancer du poids féminin ».
En fait, ça m’a enlevé un peu de pression des épaules, d’une certaine façon ! Quand tu l’enfiles, c’est un moment un peu spécial et ensuite, tu te dis, « Wow, c’est plutôt spécial de simplement avoir la possibilité de le faire ».

C’était donc une sensation différente d’entreprendre la rencontre en tant que championne en titre ?
Paris, c’était la première fois où j’ai fait mon entrée dans un stade et que les yeux étaient tournés vers moi en tant que personne qui avait d’excellentes chances de remporter une médaille d’or ce jour-là, ou du moins d’accéder au podium.
Évidemment, le niveau de pression était très élevé. Toutefois, la pression était à la hauteur de mes objectifs, alors ce n’était pas aussi oppressant qu’on pourrait le penser.
J’ai entrepris les Jeux de Paris avec tellement de confiance. J’avais pas mal d’assurance. Je venais de suivre le meilleur programme d’entraînement de ma carrière, j’avais eu droit au meilleur dans tous les aspects de ma préparation. Ce sont les Jeux olympiques, tu t’y amènes dans la meilleure des formes possibles et pour moi, tout semblait parfait.
Au moment d’entreprendre les Championnats du monde en salle, j’avais eu une très bonne saison en salle; j’avais eu une très bonne rencontre, et ensuite des rencontres plus ou moins réussies, et j’étais en voie d’apporter quelques changements.
Je n’avais pas la même assurance, ça c’est certain. C’était presque le contraire; j’étais un peu hésitante. J’ai réalisé que même si tu es la championne en titre, tu dois quand même travailler très fort, surtout dans une discipline qui est en nette progression. Il y a cinq filles, un jour donné, qui sont capables de te ravir ta place. Alors, j’ai entrepris la compétition avec une mentalité de guerrière, prête à aller au travail, et je pense que ç’a contribué à me donner la volonté et les capacités de défendre mon titre.

Puisque tu abordes le sujet de Paris – je trouve que c’est important de parler de ce que tu as vécu aux Jeux, alors que ça ne s’est pas déroulé comme tu l’aurais voulu même si tu t’étais très bien préparée. Même si nous adorons tous les histoires qui se terminent en triomphe, ton histoire représente l’essence même du sport elle aussi. Qu’as-tu appris à ton sujet au cours de la dernière année ?
Comme tu dis, c’est l’essence du sport, même si on préfère tous l’histoire de la personne qui était prête à tirer profit de sa préparation et qui remporte la médaille d’or de façon toute propre et jolie.
L’autre côté de la médaille, c’est l’histoire des gens qui ont éprouvé énormément de plaisir [aux Jeux], qui ont surmonté des difficultés ou qui, de nulle part, ont connu la meilleure journée de leur carrière.
Pour bien expliquer ma situation, pour les Jeux olympiques, tout allait dans la bonne direction. J’étais dans la meilleure forme de ma vie. Tout se passait vraiment bien.
Malheureusement, deux mois avant, j’ai perdu mon père. Ç’a semé la pagaille dans ma préparation, même s’il est vrai qu’il y a eu un soupçon de préparation, avant les Jeux, à savoir ce que nous allions faire si telle chose arrive. Il y a tellement d’éléments qui entrent en ligne de compte quand on se prépare pour les Jeux olympiques et, même si c’est triste à dire, une partie de ma préparation consistait à me demander ce que j’allais faire si « ça » arrivait.
Je suis super fière du fait d’avoir pu continuer à prendre part aux compétitions et à m’entraîner à un si haut niveau, malgré tout le chaos qu’il y avait dans ma vie à ce moment-là. Je n’en ai pas parlé à l’approche des Jeux parce que ce n’était pas un sujet que je pensais capable d’aborder [à ce moment-là] et je ne voulais pas que ce soit ça, mon histoire aux Jeux. Ce n’est pas ce que mon père aurait voulu non plus. Mais je sais qu’il aurait voulu que j’aille de l’avant malgré tout.
La journée des qualifications, c’était une belle journée ensoleillée. Tout était parfait. Aucune anicroche en vue, tout se déroulait comme prévu. Dans ma tête, je me disais,
« C’est formidable. C’est en plein ce dont j’avais besoin ».
Puis le lendemain, c’est la finale. C’était la première fois que je m’étais qualifiée pour une finale [olympique]. Encore une fois, je me sentais vraiment bien. Mon niveau de confiance était très élevé. Nous sommes arrivés au stade. J’ai dû composer avec certaines choses qui ne sont que de petites anicroches, et quand tu es en aussi bonne forme, il n’y a pas de raison de s’en soucier.
Puis au moment d’arriver au stade, il a commencé à pleuvoir. J’ai travaillé très fort sur ma performance mentale pour être capable de gérer la pression d’une compétition et, avec le recul, c’est facile de voir qu’émotivement, je n’ai pas été capable de gérer une situation que j’aurais dû être capable de gérer, compte tenu du calibre que je considère avoir comme athlète. Je me suis en quelque sorte écroulée un peu dans cette situation-là. Le cercle des lancers était assez glissant, il y a des femmes qui ont chuté – la championne olympique, en fait, a complètement raté sa première tentative.
J’ai juste fait du mieux que je pouvais, mais je n’ai pas retrouvé mes esprits assez vite. Mon dernier lancer, ma dernière tentative en finale, j’ai réussi un lancer qui m’aurait probablement permis de l’emporter, mais j’ai mordu. Cependant, il fallait que j’y aille le tout pour le tout. Quand tu cherches à remporter une médaille d’or olympique, la marge d’erreur est tellement mince et je me considère tellement privilégiée d’avoir pu être présente cette journée-là pour essayer d’y arriver. J’étais en plein dans la bonne position pour le faire, mais reste que ça n’a pas été le dénouement souhaité. C’est correct.
À mes Jeux olympiques précédents, j’avais dû composer avec la déception là aussi et je pense que cette fois, j’étais très bien outillée pour la gérer. J’ai rebondi avec force [en revenant pour remporter le titre de la Diamond League après les Jeux] et je crois que c’est attribuable à tout ce que j’ai vécu et à tout ce qui s’est passé ces trois dernières années.

On peut avoir tendance à penser que les athlètes ne sont que des athlètes, et qu’ils ne font que s’entraîner et rien d’autre, qu’il n’y pas de facteurs externes dans leur vie. Ton histoire sert à nous rappeler qu’aucun athlète ne vit dans une bulle sportive.
Parlons plutôt de quelque chose d’autre qui est propre à ton sport. Ce qu’on dit dans le milieu, c’est que tu as apporté des changements à ta technique de lancer. Peux-tu m’expliquer le processus de tout ça dans un langage que les non-initiés pourront comprendre ?
C’est quelque chose que mon entraîneur et moi avons un peu gardé secret d’octobre à janvier, soit jusqu’au moment où j’ai recommencé à prendre part à des compétitions. Quelqu’un qui n’est pas un expert du lancer du poids ne verra probablement pas une grande différence. Peut-être, si on me regarde, qu’on va penser, « Oh, [sa technique] est un peu différente de celles des autres filles ». Il faut rappeler que tout le monde a son propre style.
Le changement technique que nous avons fait se situe au tout début de mon mouvement. Au lieu de commencer avec les deux pieds en parallèle à l’arrière du cercle, je suis complètement inversée. En fait, mon pied droit va de 30° à 40° plus loin en termes de rotation.
Ce qui fait que je commence plus vers la droite du cercle avec mon pied droit plus loin derrière. L’idée, c’est que le trajet jusqu’au moment du lancer est plus long parce qu’il commence un peu plus loin derrière. Ça me donne un peu plus de temps pour donner de la force au boulet.
Nous utilisons d’innombrables équations de physique et nous avons d’innombrables discussions sur les propriétés physiques pendant les entraînements. J’ai suivi des cours de physique à l’école secondaire et à l’université, et jamais je n’aurais cru que ça me servirait encore aujourd’hui! Nous voici à parler de moment angulaire et de création de vélocité et de force dans le cercle.
Ce qu’on voit, c’est tout simplement que ce petit quart de tour supplémentaire permet d’accélérer le lancer du poids de sorte que je n’aie pas à travailler aussi fort. C’est un tout petit changement subtil pour les gens de l’extérieur, mais quand tu es celle qui fait le mouvement, c’est une sensation remarquablement différente. Ça fait six mois maintenant et je commence à me sentir vraiment bien dans ce cadre-là.
Je n’ai jamais suivi de cours de physique, même pas au secondaire, alors je vais te faire confiance là-dessus ! Quand pourrons-nous te voir à l’œuvre pendant la saison extérieure ? Et quels sont tes objectifs cette année ?
Je commence ma saison extérieure en avril et elle va se terminer en septembre, alors il va y avoir pas mal de moments intéressants.
Je vise de remporter la médaille d’or aux Championnats du monde extérieurs aussi. Je trouve que cette médaille-là a un peu plus de prestige que celle en salle. J’aime dire à la blague que j’ai une médaille d’or dans tout jusqu’ici, mis à part les Championnats du monde extérieurs et les Jeux olympiques. Je vais donc prendre ma retraite quand j’aurai celles-là! Blague à part, je ne sais pas si c’est tout à fait vrai, mais c’est un élément important dans ce qui me motive actuellement. Ce serait vraiment bien d’aller en chercher une dans vraiment tout.
Par ailleurs, la barrière des 21 mètres est assurément quelque chose que nous sommes quelques-unes à avoir dans notre mire. J’espère être la première à y arriver, et je pense que le changement [technique] va vraiment permettre d’accélérer ma progression en ce sens.

Y a-t-il quelque chose à propos du lancer du poids que tu aimerais que les gens connaissent mieux ?
C’est une question difficile. La plupart du temps, quand je rencontre des gens, je pense qu’ils tiennent pour acquis que le boulet est plus léger parce que 4 kg, ça donne l’impression que ce n’est pas très lourd. Quand ils en prennent un dans leurs mains, après ça j’ai souvent droit à un peu plus de respect [rires].
Je pense que l’aspect le plus spécial dans tout ça, c’est que nous sommes évidemment très fortes et que le boulet est lourd, mais je trouve que c’est en voie de devenir une discipline qui est de plus en plus axée sur la vitesse. Le lancer du poids, c’est une combinaison de vitesse et de puissance. Il s’agit de harnacher la vitesse et la puissance pendant une très courte période. C’est comme si on réduisait une course de 100 m seulement à la phase du départ.
Je pense qu’il y a un préjugé selon lequel que nous sommes simplement des êtres humains super forts, mais une grande partie de notre travail est axé sur la vitesse du boulet au moment de le lâcher. Quand nous nous entraînons, nous faisons des sprints, nous faisons des sauts, nous faisons toutes sortes de choses qui vont améliorer notre puissance d’explosion. Nous faisons beaucoup de musculation, mais il y a un objectif double.

Qu’est-ce que ça signifie pour toi de faire partie d’Équipe Canada ?
Ça toujours été mon rêve.
Je me souviens du moment où j’étais assise dans mon salon et que je regardais les Jeux olympiques, mes deux amies très proches étaient avec moi. Nous regardions Valerie Adams [deux fois championne olympique pour la Nouvelle-Zélande] et la finale du lancer du poids, je pense que c’était en 2016, ce n’était pas il y a si longtemps que ça.
Je me souviens que j’étais assise, ayant été une athlète toute ma vie, et que je me suis mise à penser : « Wow. Ce serait tellement incroyable de pouvoir aller là et représenter mon pays dans un sport que j’adore ».
La sensation que j’ai alors ressentie en regardant les Jeux olympiques – pour moi, c’est ce qui est vraiment important – c’est que les gens à la maison peuvent vivre ton histoire en même temps que toi.
D’une certaine manière, c’est un peu ridicule parce que je ne fais que lancer cette petite boule de métal, mais je sais aussi que ça représente bien plus que ça. Le fait de pouvoir donner de la joie aux gens, comme celle que j’ai ressentie en regardant les Jeux olympiques en pensant que jamais je ne me retrouverais dans cette position, étant cette jeune enfant d’une petite province…
Maintenant, avec le recul, le fait de pouvoir le faire et d’avoir tout ce monde qui fait partie de mon équipe, tout ce monde qui fait partie de mon parcours, dans ma ville d’origine et aussi un peu partout au Canada… Je suis tout simplement reconnaissante d’avoir pu emmener tout le monde à participer à ça avec moi, en espérant que ça leur donne un peu de joie et de positivité.
J’ai quasiment l’impression d’avoir touché un plus grand nombre de personnes [l’été dernier] que j’aurais probablement pu le faire si j’avais remporté une médaille d’or et que tout avait été tout propre et joli, tout en arcs-en-ciel et rayons de soleil.
Il y a tellement eu de gens, je trouve, qui se sont identifiés à ce que j’ai vécu. Je ne dis pas que c’est le dénouement que j’espérais, mais je suis super reconnaissante d’avoir pu en tirer quelque chose qui va au-delà du résultat.