La fin des poids légers : Jill Moffatt et Jenny Casson s’apprêtent à clore un chapitre de l’histoire de l’aviron olympique canadien cet été
Tout le monde sait que les relations entre coéquipiers sont particulières.
Dans les sports d’équipe, il faut faire preuve de cohésion, savoir communiquer, être compatibles comme les différentes pièces d’un même casse-tête. Même les athlètes qui sont régulièrement en solo, comme les nageurs d’Équipe Canada, ont souvent souligné le plaisir de faire partie d’une équipe de relais, quand la pression de livrer la marchandise peut être répartie sur quatre personnes plutôt qu’une seule.
Toutefois, il y a peut-être quelque chose d’encore plus intense quand il est question de duos, ces partenariats entre deux personnes qui existent dans l’espace intermédiaire entre les sports individuels et ceux mettant en vedette des équipes nombreuses. Non, vous n’êtes pas seul(e), mais vous êtes aussi la seule personne sur laquelle votre coéquipier(ère) peut compter. Cette responsabilité de tenir les rêves d’une autre personne entre ses mains, et vice versa, est lourde de sens.
Alors, quelle est la recette du succès?
En discutant avec Jenny Casson et Jill Moffatt, le duo de l’équipe canadienne d’aviron en deux de couple poids léger féminin, il est difficile d’imaginer deux athlètes plus profondément investies dans la performance de l’autre, mais aussi dans son bonheur. Dans le cadre de notre discussion, les coéquipières finissaient souvent les phrases de l’autre, riaient de bon cœur des blagues de l’autre, mais dégageaient aussi un profond respect pour l’autre en tant que personnes.
Comment décrivent-elles leur réalité en tant que duo?
« C’est quand vous trouvez quelqu’un qui peut faire ressortir le meilleur de vous-même sans pour autant vous rabaisser quand il est question de vos faiblesses », déclare Casson.
« Pour nous, c’est un peu comme un mariage, ajoute Moffatt. Il y a des hauts et des bas. Mais ce qui nous a toujours unies, c’est que nous avons des valeurs similaires. »
Ces valeurs comprennent la persévérance, le travail acharné et le respect. Contrairement à un mariage toutefois, en aviron, on ne choisit pas son ou sa partenaire. On est plutôt choisi(e) pour partager une embarcation et on doit trouver un moyen pour que cela fonctionne.
Jeter les bases
Moffatt et Casson ont commencé à ramer ensemble par intermittence à partir de 2018. La route qui les a menées à l’aviron fut très différente. Casson a commencé à ramer à l’école secondaire à Kingston, en Ontario, après qu’une blessure subie en pratiquant la course à pied ait mis son premier amour sportif en veilleuse. Moffatt, quant à elle, a été initiée au sport à sa première année d’université, quand elle s’est jointe à l’équipe de débutantes de Western pour le plaisir, sans connaître grand-chose à l’aviron.
C’est cependant là l’une des choses qui, selon Moffatt, est un peu magique à propos de l’aviron. Contrairement à des sports comme le plongeon ou le patinage artistique, dans lesquels on maîtrise une compétence avant de passer à une autre plus difficile, les rameurs essaient toujours de perfectionner la même chose, quel que soit leur niveau.
« C’est le même coup de rame, la même idée de ne pas vouloir perturber l’eau avec vos lames, explique Moffatt. Il s’agit simplement de réduire les marges, mais ce n’est jamais parfait. Nous travaillons sur la même chose depuis 15 ans. On essaie toujours de s’approcher de la perfection, même si la perfection n’existe pas. »
Chacune d’entre elles est tombée amoureuse de cette quête de l’insaisissable coup de rame parfait, de l’intimité de leurs communautés d’aviron et des liens tissés à l’occasion des séances d’entraînement matinales et des entraînements exténuants. Éventuellement, leurs destins sportifs se sont croisés et elles ont commencé à être jumelées.
« J’avais toujours hâte de ramer avec Jenny parce que je savais qu’elle ferait de son mieux, même si cela signifiait qu’elle prendrait des risques et échouerait. Je savais qu’elle me pousserait et qu’elle attendrait la même chose de moi », explique Moffatt.
« Jill est toujours la travailleuse la plus acharnée du groupe, quel que soit l’endroit où l’on se trouve », rétorque Casson.
« Elle a aussi toujours été positive. Pas d’une manière agaçante et fausse, mais d’une manière réaliste. C’est elle qui dit « on peut y arriver, on peut y parvenir, on peut s’améliorer » », ajoute Casson.
Casson fait aussi preuve d’un soutien indéfectible pour Moffatt, qui s’est courageusement ouverte dans un essai personnel pour le compte d’Olympique.ca en janvier au sujet de son expérience avec l’anxiété et les attaques de panique tout au long de sa carrière de rameuse de haut niveau. Un passage de cet essai sur le rôle de Jenny dans l’aide apportée à Jill pour gérer sa santé mentale est une représentation particulièrement appropriée de leur engagement l’une envers l’autre :
Jenny a été là pour me tenir la main quand une crise de panique s’est emparée de moi. Elle était là pour me dire que tout allait bien et que nous pouvions prendre le temps dont j’avais besoin. Elle ne m’a jamais jugée, elle ne m’a jamais donné l’impression de la décevoir. Dans un sens, je me sens redevable envers elle pour sa compassion et sa confiance. En raison de mes crises de panique, notre lien s’est développé d’une manière qu’on ne peut pas forcer. Grâce à la compassion qu’elle m’a témoignée, je ferai tout pour que ses rêves se réalisent.
Dans un duo, vous tenez les rêves de l’autre dans vos mains. Si leurs mains tremblent, vous les tenez fermement.
Réussir ensemble, échouer ensemble
Les Jeux de Tokyo 2020 ne se sont pas déroulés comme Moffatt et Casson l’avaient rêvé. Bien qu’il s’agissait de leurs premiers Jeux olympiques, toutes deux avaient des objectifs bien plus ambitieux que leur 12e place. Elles veulent prouver ce qu’il est possible d’accomplir à Paris 2024.
Moffatt et Casson ont obtenu les places de quota pour le Canada quand elles se sont qualifiées pour la finale A des Championnats du monde de World Rowing à Belgrade, en Serbie, en septembre 2023. Elles se sont classées quatrièmes dans le deux de couple poids léger féminin, leur meilleur résultat aux mondiaux en tant qu’équipe. Bien qu’elles n’aient pas encore été officiellement nommées au sein de l’Équipe olympique canadienne, elles sont le seul équipage poids léger à représenter le Canada sur le circuit de la Coupe du monde cette saison.
Le duo a terminé cinquième à la première Coupe du monde de World Rowing en avril à Varèse, en Italie. La prochaine Coupe du monde aura lieu du 24 au 26 mai à Lucerne, en Suisse. Cela leur offre la possibilité de participer à beaucoup plus de courses avant les Jeux qu’elles n’ont pu le faire avant Tokyo, en raison des restrictions en matière de voyage et des risques liés à la COVID-19, ce qui renforce leur confiance et leur permet de se présenter sur la ligne de départ en se sentant prêtes.
Une partie de cette préparation consiste à affiner leurs compétences en matière de communication tacite. Alors que les embarcations plus grandes, comme le huit, comptent un barreur ou une barreuse pour diriger et donner des instructions à l’équipage, Moffatt et Casson doivent se fier aux plans de course, à leur instinct et à leur vision périphérique pour prendre ces décisions. En deux de couple, les rameurs doivent surveiller leurs concurrents et leur coéquipier, tout en maintenant l’embarcation aussi stable que possible.
« Vous lisez dans votre vision périphérique, mais aussi dans votre compréhension de qui est probablement en train de faire quoi en fonction de son historique », explique Casson.
Toutefois, la synchronisation étant l’aspect le plus important, un membre de l’équipe ne peut pas simplement décider de réagir à un mouvement de ses adversaires et d’accélérer le rythme.
« Vous ne pouvez pas accélérer le rythme avant votre coéquipière, et elle ne peut pas le faire avant vous. Si cela se produit, votre course est foutue », ajoute-t-elle.
On dirait une métaphore des sports en duo.
Le dernier partenariat olympique pour les poids légers
Paris 2024 est la dernière édition des Jeux olympiques à inclure au programme des épreuves d’aviron poids léger.
Cette décision a été prise alors que le CIO cherche à limiter les sports qui reposent sur des catégories de poids, en dehors des sports de combat, dans l’intérêt de la santé des athlètes. Suite à la suppression de l’aviron poids léger, les sprints de plage, une discipline de l’aviron de mer, seront ajoutés au programme olympique à Los Angeles 2028.
Pour Moffatt et Casson, cette nouvelle a d’abord été accueillie avec soulagement, car les rumeurs au sein de leur communauté laissaient entendre que Tokyo 2020 marquerait la fin de l’aviron poids léger aux Jeux olympiques. Cependant, la COVID-19 est venue bouleverser le calendrier mondial et, soudainement, Tokyo n’a pas été la dernière danse pour cette discipline.
« Pour nous, c’est un peu comme un boni. Il y a trois ans, il semblait que nous n’aurions pas cette chance, indique Moffatt. Elle avait commencé à élaborer des plans de retraite et, par conséquent, la date d’échéance avait été choisie pour elle. En dehors de l’eau, Moffatt a fait équipe avec les athlètes olympiques Melissa Bishop-Nriagu, Mandy Bujold, Kim Gaucher et l’athlète paralympique Erica Gavel pour élaborer un projet appelé MOMentum, qui préconise des ressources de planification familiale et un soutien aux parents impliqués dans le sport de haut niveau.
Si Moffatt et Casson acceptent la décision d’éliminer l’aviron poids léger, et sont même heureuses de la façon dont le calendrier a contribué à prolonger leur propre carrière, elles ont des points de vue réfléchis et nuancés sur la suppression de la catégorie aux Jeux olympiques.
« Je pense que c’est une perte énorme pour le sport, à cent pour cent, affirme Moffatt. C’est évidemment une question de participation, de chiffres et de pression pour réduire la taille des équipes. Je pense que l’aviron peut être plus créatif dans sa façon d’innover, mais ces décisions sont prises à un niveau supérieur et ne relèvent pas de nous ni d’Aviron Canada. »
Casson est du même avis. « C’est extrêmement décevant parce que nous savons à quel point notre marge est étroite et nous savons quel type d’athlète sont les rameurs poids léger. Nous nous pesons tous deux heures à l’avance. Nous nous entraînons tous de mille façons différentes. Mais en fin de compte, nous sommes la compétition la plus équilibrée et il n’y a qu’une seule épreuve. Pour nous, l’enjeu est donc important. Il est dommage de perdre cette intensité aux Jeux olympiques ».
Cela dit, Casson reconnaît qu’il y a des raisons positives à la suppression d’épreuves dans le cadre de l’évolution générale du programme olympique, et admet que les inquiétudes concernant les pesées sont justifiées si la santé des athlètes n’est pas la priorité numéro un d’un programme.
« Faire des Jeux olympiques un réseau sportif plus large, accroître l’accessibilité, trouver de nouvelles façons d’atteindre l’excellence humaine, c’est formidable. Je pense que nous devrions toujours évoluer pour être plus inclusifs, convient-elle. Il y a aussi une partie de moi qui n’aime pas beaucoup ce qui vient avec le fait d’être une rameuse poids léger, devoir participer à la pesée, et le fait d’avoir vu ce qui peut arriver et d’avoir constaté le risque pour la santé et les troubles de l’alimentation si ce n’est pas fait correctement. »
Il y a un héritage canadien dans le deux de couple poids léger féminin, Tracy Cameron et Melanie Kok ayant récolté le bronze à Beijing 2008, puis Lindsay Jennerich et Patricia Obee ayant mérité l’argent à Rio 2016. Il ne manque plus qu’une médaille d’or.
Moffatt et Casson veulent être celles qui décrocheront la dernière médaille. Toutefois, comme le souligne Moffatt, c’est ce que tout le monde souhaite.
« Toutes les femmes contre lesquelles nous ramerons savent qu’il s’agit de leurs derniers Jeux olympiques, de la dernière fois qu’elles défendent les couleurs de leur pays. Il y a donc un enthousiasme particulier, une volonté d’être celles qui gagnent, parce que vous serez les dernières à le faire.
C’est un rêve lourd de sens. Un rêve qu’il vaut mieux partager entre quatre mains.