Georgia Simmerling : « Je suis prête à raconter mon histoire »

PHOTOS: LEAH HENNEL

Avertissement : Ce texte parle d’un trouble de l’alimentation

Au terme d’une carrière sportive sans précédent, Georgia Simmerling, âgée de 32 ans, s’adapte bien à la retraite après avoir participé à ses quatrièmes Jeux olympiques l’été dernier. Résidant désormais à Calgary et fiancée à Stephanie Labbé, gardienne de but de l’équipe canadienne de soccer qui a remporté l’or olympique, elle exploite AG Sports Inc., une agence de marketing axée sur les femmes.

Cependant, sa vaste expérience comprend aussi des défis de taille qu’elle a gardés pour elle au fil des ans. Aujourd’hui, en soutien à la Journée Bell Cause pour la cause, Simmerling a décidé que le moment était venu de partager son cheminement vers une meilleure santé mentale.

Je suis prête à raconter mon histoire.

Pendant près d’une décennie, au cours des meilleures années de ma carrière sportive, j’ai souffert de boulimie.

La plupart des gens me considèrent comme confiante et déterminée, une femme « bien dans sa peau ». J’étais l’athlète qui portait moins de vêtements que le reste de l’équipe. Si nous étions dehors, j’étais la première à enlever mon t-shirt et à m’entraîner en soutien-gorge de sport et en short. Par contre, il y a deux côtés à chaque médaille et, quand je repense à ce comportement, je pense que je cherchais à être acceptée par les autres.

Dans mon cas, le revers de la médaille est orné de honte et d’autodestruction.

Quand j’étais jeune et même à l’adolescence, mon image corporelle, mon apparence, ne m’a jamais tracassé. Pas une seule fois. Pour une femme, c’est presque du jamais vu. Donc, dans un sens, je me considère comme étant chanceuse.

Toutefois à l’âge de 19 ans, quelque chose a changé. J’ai commencé à être consciente de mon corps. L’année précédente, j’avais été nommée au sein de la formation de développement de l’équipe canadienne de ski alpin, un programme conçu pour préparer les skieurs émergents en vue des Jeux olympiques d’hiver de 2010 à Vancouver.

Ces étés avec l’équipe de développement, en 2007 et 2008, ont été deux des plus amusants de ma vie. Dix filles de partout au pays réunies pour devenir les plus en forme, les plus fortes et les plus rapides possibles. Nous nous entraînions deux ou trois fois par jour, cinq jours par semaine. Nous passions beaucoup de temps dans la salle de conditionnement physique, soulevant de gros poids. Je soulevais 300 livres en flexion des jambes. Du haut de mes 5 pieds 8 pouces, je pesais 155 ou 160 livres, principalement du muscle. J’avais un gabarit moyen pour mon sport, j’étais peut-être même un peu plus petite et mince par rapport aux autres.

J’étais dans un sport de gravité. J’étais une skieuse de descente. Le poids était une bonne chose.

Jusqu’à ce que (selon moi) ce ne fut plus le cas.

En montant dans un avion avant la saison 2008 – nous nous rendions à un camp d’entraînement au Chili – je me souviens d’avoir pris conscience de mon corps. Il y a eu un déclic. Je n’étais pas satisfaite de ce que je voyais dans le miroir. Je pensais que j’avais besoin de perdre un peu de gras. C’était un état d’esprit qui semblait inoffensif à l’époque. J’ai commencé à faire attention à ce que je mettais dans mon corps. Faire attention, cependant, s’est rapidement transformé en une fixation : ne mange pas de gras et tu ne grossiras pas.

À ce camp, je me suis blessée au genou gauche et on m’a renvoyée à la maison pour ma réadaptation. Chaque jour, j’étais dans la salle de conditionnement physique pour essayer de soigner mon corps, mais aussi de le changer. Il est normal de s’échauffer sur le vélo stationnaire, mais je faisais une heure de vélo avant mon entraînement, qui à lui seul pouvait durer deux heures et demie, puis je terminais en remontant sur le vélo.

J’étais un athlète d’élite, le conditionnement physique fait partie du travail, mais cela devenait une obsession malsaine.

Je mentais à nos préparateurs physiques concernant le nombre de minutes que j’avais passées à pédaler sur le vélo. Chaque jour, en portant le moins de vêtements possible, je me pesais. Un préparateur est venu me voir et m’a dit qu’il était correct de me peser une seule fois par semaine. Je n’ai pas aimé me faire dire cela.

Mon obsession m’a suivie dans la cuisine. Préparant ma propre nourriture, j’évitais toutes les matières grasses, y compris les noix et le beurre d’arachide. Je ne cuisinais même pas avec de l’huile. Tout ce qui pouvait me rendre plus lourde fut éliminé.

Je voulais juste être plus petite. Mon objectif fluctuant : « cinq livres de moins ».

Pour moi, c’était comme un jeu. Puis-je maigrir? Puis-je devenir plus mince? Puis-je avoir un « plus beau corps »?

Après six semaines de réadaptation, j’ai rejoint l’équipe de ski. Mon retour a été accueilli avec beaucoup de surprise, et ce n’était pas seulement en raison de mes cheveux, fraîchement coupés et teints.

J’avais perdu près de 15 livres.

Manifestement, les membres du personnel savaient que quelque chose n’allait pas. Ils savaient que quelque chose avait changé. J’ai mis la perte de poids sur le compte de ma blessure. J’étais contrariée qu’ils s’inquiètent pour moi. Je voulais juste qu’on me laisse tranquille. J’ai eu des entretiens individuels avec des psychologues, des nutritionnistes, des entraîneurs, des médecins d’équipe. Ils essayaient de m’aider, mais je ne voulais pas de leur aide. J’étais loin d’être prête à dire à qui que ce soit que j’avais un problème.

Les cinq années suivantes ont été les pires. Quand venaient les compétitions à l’étranger, j’avais moins de contrôle sur ce que je pouvais mettre dans mon corps. En équipe, nous déplaçant d’un petit hôtel de montagne à l’autre, on nous servait souvent un menu fixe, donc le choix était restreint. C’était difficile pour moi. Je n’étais pas heureuse intérieurement, même si je pouvais paraître heureuse. Au lieu de finir une assiette de pâtes qui me procurerait de l’énergie pour la journée à venir, je prenais quelques bouchées, puis j’apportais discrètement des fruits dans ma chambre et je mangeais peut-être deux oranges et deux pommes. Je me disais que les fruits n’étaient pas des glucides. Les fruits ne me feraient pas grossir.

Ironiquement, quand j’étais en Europe, en compétition contre les meilleures skieuses au monde, je me sentais bien dans mon corps, je me sentais forte. Je côtoyais d’autres athlètes, j’étais entourée de femmes fortes. Les problèmes refaisaient surface quand je rentrais à la maison. J’allais à un cours de yoga et, tout à coup, je n’étais plus entourée de puissantes skieuses. J’étais entourée de femmes de tailles 0 et 2, et je me sentais grosse.

Lentement mais sûrement, la boulimie est entrée dans ma vie.

Selon la faculté de médecine de l’Université Johns Hopkins, « la boulimie est un trouble de l’alimentation qui se caractérise par des épisodes incontrôlables de consommation excessive de nourriture. Ceux-ci sont suivis de purges à l’aide de méthodes telles que les vomissements ou le recours abusif à des laxatifs. La boulimie consiste à manger des quantités de nourriture beaucoup plus importantes que vous mangeriez normalement dans un court laps de temps, généralement moins de deux heures. Vous pouvez avoir l’impression que vous ne pouvez pas arrêter ou contrôler ces épisodes d’alimentation compulsive. C’était exactement mon cas. Je ne pouvais pas tout contrôler, et parfois je perdais le contrôle.

Je n’avais jamais envie d’aliments malsains. Je ne mangeais jamais six hamburgers. Les céréales froides étaient mon plaisir coupable. Après le souper, un bol géant se transformait en quatre ou cinq. Il y avait un sentiment d’urgence. Le premier bol à peine terminé, je me levais pour aller chercher d’autres céréales. Parce qu’on ne veut pas voir la fin. Après avoir mangé au point de me sentir malade, la culpabilité s’installait. Ensuite, je me faisais vomir parce que je me sentais tellement mal. C’était désolant. Je ne me sentais pas du tout bien dans ma peau.

J’y repense et je me demande comment j’ai réussi à cacher cette maladie à mes parents. Ma mère travaillait souvent tard le soir et mon père est matinal, donc il s’endormait tôt. Quand j’ai quitté le domicile familial, je me souviens très bien de m’être dit : « Tu as 26 ans, ressaisis-toi et arrête de faire ça. »

La situation n’a fait que s’aggraver. Vivant seule, je pouvais manger de façon excessive autant que je le voulais.

Ce cercle vicieux se produisait le soir. Je mangeais devant la télé. Cela me donnait l’impression que je ne faisais rien de mal et cela me permettait de ne pas penser à la quantité de nourriture qui entrait dans mon corps. Je me couchais en me sentant mal, soit l’estomac complètement plein, soit après m’être fait vomir. L’exercice excessif fut le premier signe, mais la boulimie est devenue un prolongement de mon comportement extrême.

Quand j’ai fait la transition au cyclisme sur piste en 2015, je maîtrisais un peu mieux mon trouble de l’alimentation. En partie parce que je m’étais lancée corps et âme dans ce sport et les possibilités olympiques qui l’accompagnaient, en me disant : « Je n’ai plus de temps à perdre si je veux que ce rêve devienne réalité. » D’une manière tordue, les séances de cardio excessives que j’avais faites en tant que skieuse m’ont probablement aidée à « réussir » en cyclisme. Parce que mon désir résolu de m’investir à plein, de canaliser mon énergie, a été une source de succès dans ce style de vie rigide. Après tout, la cycliste la plus en forme l’emporte.

Il y avait des jours où je rechutais, mais en général, j’avais une meilleure relation avec la nourriture. Le sentiment d’accomplissement, ou de mériter mes calories, a joué un rôle important. En tant que cycliste, je pouvais manger des glucides et ne pas me sentir coupable. Toutefois, au cours de ma première année avec l’équipe nationale, une conversation nocturne a bifurqué vers la consommation excessive de nourriture. Une coéquipière a dit : « J’ai entendu parler de personnes qui mangent environ 5000 calories en un seul repas. » J’ai ressenti une telle honte parce que je savais : « C’est moi. » Cependant, je n’ai rien dit.

Éventuellement, j’ai trouvé le courage de consulter un psychologue. J’ai été assez forte pour prendre rendez-vous, mais pas assez pour m’ouvrir complètement. Je ne pense pas que j’étais prête à lui dire que c’était un problème. Après une seule séance, je n’ai jamais revu un professionnel ni parlé à personne, jusqu’à plusieurs mois après le début de ma relation avec Steph, qui a commencé en 2017.

Je lui ai confié mon secret. En fait, après une rechute, j’avais tellement honte que, ne voulant rien lui cacher, je lui ai raconté toute mon histoire. Elle fut douce, solidaire et compréhensive. Je m’attendais à beaucoup de jugement, parce que j’avais refoulé tellement de choses à l’intérieur, mais ce n’est jamais venu. Je m’attendais à des critiques, mais elles ne sont jamais venues. Elle a simplement écouté et m’a acceptée.

Steph a joué un rôle crucial dans ma santé. Je voulais être transparente avec elle, je me sentais bien dans ma peau quand je ne mangeais pas de façon excessive. C’est donc arrivé de moins en moins avec le temps. Je ne sais pas si elle a été un pansement pour alléger ma maladie, mais le simple fait d’être en sa présence a rendu ma relation avec la nourriture plus saine. Je ne peux pas poser un diagnostic exact, mais l’un des facteurs est qu’elle m’aime exactement pour qui je suis. Son amour m’a encouragée à m’aimer.

Les troubles de l’alimentation ne disparaissent pas immédiatement si vous en parlez à quelqu’un, si vous consultez un médecin. Je vivrai toujours avec cela. Une fois que je l’ai accepté, j’ai commencé à guérir. Ce qui a changé, c’est ma relation avec la nourriture et avec moi-même. Il a fallu du temps pour apprendre à lâcher prise. Pour manger des aliments frits ou des pâtes ou d’autres aliments riches en calories et ne pas m’en faire. Ne pas m’entraîner pendant 10 jours et être en paix avec moi-même.

Je veux que les gens sachent que les problèmes d’image corporelle ne touchent pas seulement les athlètes dont le corps est exposé. Cela peut arriver à n’importe qui. Cela peut arriver à n’importe quel(le) athlète dans n’importe quel sport, même le ski de compétition, un sport dans lequel le poids est un avantage.

J’espère que mon histoire trouvera un écho auprès des personnes aux prises avec des problèmes. J’espère que cela encouragera quelqu’un à en parler plus rapidement que moi, à ne pas porter le fardeau de la honte, de la culpabilité ou de la haine. J’ai pensé que j’étais seule pendant si longtemps et je n’ai rien dit pendant près d’une décennie.

Vous n’êtes pas seul(e), c’est mon message principal. Quelqu’un d’autre vit quelque chose de très, très similaire. Vous pensez peut-être que vous serez jugé(e), et vous pourriez l’être. Je suis certaine que quelqu’un me juge pour ceci. Par contre, personne ne vous jugera plus que vous ne vous êtes jugé(e) vous-même. Apprendre à s’aimer est l’étape la plus importante. Pour arriver à cette étape, vous confier ne serait-ce qu’à une seule personne et accepter l’amour déclenchera votre processus de guérison.

Vous êtes aimé(e) et vos proches ne veulent qu’une chose : que votre bonheur et votre santé brillent de tous leurs feux.

Vous guérirez. Ça, je peux vous le dire.

Le parcours sportif de Georgia Simmerling comprend des participations à quatre Jeux olympiques, notamment deux d’hiver (Vancouver 2010, Sotchi 2014) et deux d’été (Rio 2016, Tokyo 2020). Encore plus remarquable, elle a concouru dans trois sports différents, le ski alpin, le ski cross et le cyclisme sur piste, à ses trois premiers Jeux olympiques, exploit qui n’avait jamais été accompli par un(e) autre athlète canadien(ne). Elle est montée sur le podium olympique à Rio 2016, remportant une médaille de bronze en poursuite par équipes en cyclisme sur piste.