Rebelles, revendicateurs et boute-en-train olympiques
La disqualification de Ross Rebagliati pour avoir fumé du pot en 1998 fut une bonne chose pour le Mouvement olympique. Bien sûr, le pays a mis un peu de temps à se relever de sa migraine, mais, oh là là, ce ne fut pas peine perdue.
Nous étions loin de penser que ce petit rien de T.H.C. dans l’échantillon d’urine de Rebagliati présagerait ultimement des Jeux olympiques d’hiver d’un type radical qui seraient dynamisés par les jeunes, l’argent et un immense potentiel de commercialisation – mais ça, les gens d’ESPN l’avaient compris trois ans plus tôt.
« Les X Games, c’est un cirque. Il y a tellement de médias et d’autres choses à faire avec les commanditaires, les interviews et la télé. À côté des X Games, tout le reste semble plus relax », déclare Spencer O’Brien, de Courtenay (C.-B.), triple médaillé aux X Games et champion du monde en surf des neiges slopestyle
L’essor des extrêmes X Games
On attribue aux X Games, qui furent développés par le réseau de télévision sportive ESPN en 1995, le mérite d’avoir été le premier événement mettant en vedette les meilleurs au monde, hommes et femmes, du milieu des sports extrêmes.
En 1997, ESPN accueillit les premiers X Games d’hiver à Big Bear Lake (Californie). Ce fut un succès instantané.
Au fil des ans, la compétition s’est révélée un véritable coup de génie commercial, une plateforme qui permit aux sports extrêmes de se constituer un auditoire de masse et même une frayère qui éveilla l’intérêt olympique.
« J’ai rêvé d’aller aux Jeux olympiques », confie Rosalind Groenewoud, de Calgary (Alb.), quadruple médaillée aux X Games et championne du monde en ski acrobatique (demi-lune). « Quand on l’a réellement annoncée [l’inclusion du ski en demi-lune], j’ai eu une réaction de pure panique, comme un chevreuil complètement ébloui par les phares d’une auto. [Tout ça] devenait vrai, j’allais réaliser mon grand rêve et objectif d’être à mon mieux à Sotchi… et ça me semblait complètement impossible à gérer. Il m’a fallu du temps pour me calmer mentalement et fractionner le tout en objectifs mensuels très gérables pour me rendre jusque-là. »
Le dernier enchérisseur
Il est crucial que le CIO puisse obtenir une bonne valeur marchande lorsqu’il vend ses droits de télédiffusion, et les Jeux d’hiver ont toujours été plus difficiles à vendre que ceux d’été, en partie parce que l’hiver n’est pas aussi dominant aux États-Unis et dans les pays d’Amérique du Sud et d’Asie.
Pour les groupes médiatiques, une couverture réussie des Jeux olympiques est tout aussi importante. Par un jeu de promotion croisée, elle aide à mettre en valeur des émissions auprès d’auditoires qui, autrement, ne manifesteraient peut-être aucun intérêt.
Selon les cotes d’écoute que Nielsen a compilées relativement aux Jeux olympiques d’hiver de 2010 à Vancouver, le ski acrobatique (les bosses, par exemple) fut le sport le plus populaire auprès des téléspectateurs américains.
Les statistiques d’auditoire des Jeux olympiques d’hiver de 2010 laissent voir une augmentation de 48 % chez les spectateurs âgés de 18 à 24 ans. Le CIO a réussi à percer le marché des jeunes, si important et pourtant insaisissable.
Un choc des cultures
« Il est intéressant d’observer les disciplines sportives – comment elles se développent, sont admises ou sont réadmises au sein du Mouvement olympique », affirme le professeur agrégé Scott Martyn. « On sent vraiment à quel point c’est difficile et exigeant, quels sont les mécanismes régulateurs auxquels une discipline doit se soumettre. »
Les sports extrêmes ont encaissé leur bonne part de coups lorsqu’ils ont essayé de satisfaire aux demandes du CIO et de s’emparer du Saint-Graal olympique.
La planche à voile, que le légendaire champion mondial Robby Naish a surnommée « la cousine rousse du surf », avait connu un boom au début des années 80 et suscité l’intérêt du CIO qui l’inscrivit aux Jeux de 1984 à Los Angeles.
Cependant, même si le CIO s’est empressé d’accepter ce sport, il n’en a pas intégré la culture et n’a pas su comprendre l’importance qu’elle avait, signalent Holly Thorpe, maître de conférences à l’Université de Waikato (N.-Z.) et Belinda Wheaton, agrégée supérieure de recherche à l’Université de Brighton (R.-U.), deux spécialistes de la culture des sports d’action.
La planche à roulettes en est un bel exemple.
http://youtu.be/xP9EMH6R50w&start=83
« Les planchistes sont, par leur nature même, des guérilleros urbains », avait écrit Craig Stecyk dans l’emblématique série d’articles Dogtown en 1975.
Dans ce contexte, on ne s’étonne pas que les planchistes aient signé en bloc une pétition qu’ils adressèrent à Jacques Rogge, président du CIO, pour protester contre une proposition qui devait admettre la planche à roulettes aux Jeux de Londres 2012… sous l’autorité du cyclisme.
Jusqu’à aujourd’hui, la rebuffade la plus mémorable fut peut-être celle du surf des neiges à ses débuts olympiques en 1998.
Avant ces Jeux d’hiver à Nagano, qu’on appela les Jeux olympiques « hyper » au Japon, le CIO avait décidé que la Fédération internationale de ski (FIS) devait être l’organisme directeur du surf des neiges.
Or, cet organisme avait mauvaise réputation auprès des surfeurs des neiges du fait qu’il avait refusé de collaborer avec leur Fédération internationale pour la tenue de la première Coupe du monde de surf des neiges en 1994-1995.
C’est pourquoi le Norvégien Terje Håkonsen, alors meilleur planchiste de demi-lune au monde, boycotta les Jeux tout en critiquant le CIO pour un manque de compréhension du surf des neiges et de son histoire. Håkonsen lança aussi, avec son compatriote et collègue planchiste Daniel Franck, le Défi arctique qui se voulait une compétition par et pour les surfeurs des neiges.
Et si cela ne suffisait pas pour donner le vertige au CIO, notre Monsieur Rebagliati, de Whistler (C.-B.), s’assura que la toute première médaille d’or olympique en surf des neiges serait accompagnée de la touche dramatique qui convenait.
Pour sa défense, le planchiste canadien déclara qu’il avait inhalé « de la fumée secondaire de marihuana lors d’une fête célébrant son départ ». Le CIO lui retira sa médaille… mais renversa sa décision cinq jours plus tard parce que la marihuana n’avait pas été explicitement interdite aux Jeux.
L’affaire Rebagliati a pu en faire sourciller quelques-uns… mais elle annonçait que le paysage olympique serait remodelé un jour et qu’on ne pourrait retourner en arrière.
TROUVER L’ÉQUILIBRE ENTRE RADICALISME ET OLYMPISME
Plusieurs surfeurs des neiges professionnels ont réussi à préserver leurs origines quelque peu excentriques tout en se présentant aux Jeux olympiques tous les quatre ans.
« Ils ont pris soin de commercialiser leur marque de manière à être encore perçus comme des radicaux, des marginaux, des importuns – ils continuent à cultiver cette image », commente le Pr Martyn, coauteur du livre Selling the Five Rings: The IOC and the Rise of Olympic Commercialism.
En même temps, les surfeurs des neiges se sont vus donner une chance de glisser littéralement sur les ondes de la télé et de performer devant des milliards de spectateurs – et c’est là quelque chose d’inestimable, ajoute le Pr Martyn.
Quant à Håkonsen, il n’a pas rendu les armes.
Avant que le slopestyle ne soit admis, le Norvégien lança la 180 Olympic Charter, que signèrent tous les participants au Défi arctique en février 2011. Ce document est ainsi libellé :
« Le surf des neiges n’est plus le petit frère aux Jeux olympiques d’hiver. Comme l’ont indiqué plus de 30 millions d’Américains qui ont regardé les finales de demi-lune à Vancouver, le surf des neiges a une forte présence dans le paysage olympique. Aux termes de la Charte 180, les meilleurs surfeurs au monde […] veulent que leur voix soit entendue dans un système décisionnel ouvert et démocratique. »
Voilà certainement des propos incisifs. Mais ces propos montrent à l’évidence que, si les choses ont bien changé depuis que Rebagliati s’est illustré le premier sur la pente de Nagano, les « rebelles » des sports d’action ont sincèrement quelque chose à revendiquer.
Reste à savoir comment le monde olympique leur donnera satisfaction.
Ne manquez pas la troisième et dernière partie de cette série examinant l’influence des X Games sur le Mouvement olympique et l’admission des épreuves de slopestyle.