Une légende de deux équipages de huit de pointe : les rameurs d’Équipe Canada parlent d’unicité, d’héritage olympique et de plaisir
Pour un néophyte, la façon dont les rameurs d’Équipe Canada décrivent la vie au sein de l’équipage d’un huit de pointe — à tout le moins quand ça va bien —- donne l’impression qu’il s’agit d’une expérience magique, qui frise parfois la transcendance. Huit hommes ou femmes en parfaite synchro, qui sont propulsés sur l’eau de plus en plus vite grâce à l’harmonie de leurs coups de rame.
Un tel niveau de synchronisme nécessite non seulement que les athlètes soient tous à l’unisson physiquement, mais qu’ils doivent aussi avoir la même mentalité et des liens si étroits pour que cette unicité aille bien au-delà des simples coups de rame et se manifeste partout, que ce soit à l’occasion des nombreuses heures d’entraînement, des déplacements ou des moments de détente que les athlètes passent ensemble.
« C’est vraiment une sensation spéciale de s’élancer ensemble quand tu le fais bien, affirme un vétéran de l’équipe ayant participé à trois Jeux olympiques Will Crothers. Tu tires sur la rame pour la personne qui est à côté de toi, tu travailles fort pour la personne qui est à côté de toi, et les autres te rendent la pareille. »
Cette thématique du groupe qui vient avant l’individu, de la gloire collective qu’on préfère aux réalisations individuelles, on la retrouve tout au long de la discussion avec les membres des équipages de huit de pointe, autant chez les hommes que chez les femmes, à un niveau qui est souvent quasi philosophique.
Gavin Stone, qui est passé à l’équipage du huit de pointe après avoir fait partie de celle du quatre de pointe sans barreur à Tokyo, déclare qu’en aviron, l’embarcation est toujours supérieure à la somme de ses parties, mais cette sensation est décuplée dans les plus grandes embarcations. « Ça ne sert à rien de chercher à jouer les héros en voulant travailler plus fort que les autres pendant la course. Il s’agit de s’imbriquer les uns dans les autres. »
Ce qui ne veut pas dire que les individualités se perdent quand on rame en équipe. Avalon Wasteneys, qui fait partie du huit de pointe féminin qui a remporté le titre olympique aux Jeux de Tokyo 2020, souligne que les équipages les plus solides sont composés d’athlètes où les personnalités varient, mais qui ont aussi des forces et faiblesses différentes sur le plan technique.
« Je trouve que c’est ce qui rend l’aviron à huit si beau, parce que parfois tu as ce mélange complet, et ce sont les caractéristiques particulières de tout le monde qui font que ça fonctionne. En fin de compte, tu veux que le monde rame de la même façon, mais pour y arriver il faut apprivoiser certaines des différences et les utiliser à notre avantage. »
Kristen Kit, la barreuse de l’embarcation médaillée d’or à Tokyo, a un point de vue particulier sur la somme des parties de l’embarcation, ce qui n’est pas surprenant étant donné le rôle qu’elle joue au sein de l’équipage.
« Même si les mêmes huit femmes revenaient pour faire exactement la même chose, l’embarcation ne serait pas la même, parce que nous amenons toutes nos vécus différents au sein du collectif, explique-t-elle. Tu ne peux jamais reproduire le stade où en sont les gens dans leur vie, dans leur entraînement, ou au niveau de leur santé. »
La barreuse est assise en regardant vers l’avant à l’une des extrémités de l’embarcation et donne des instructions pendant la course. Curtis Ames, du huit de pointe masculin, décrit leur barreur comme étant « notre cerveau de course ». Kit, elle, fait l’analogie suivante: les femmes qui rament sont le moteur et elle est l’huile à moteur.
« Bien des gens pensent que je ne fais que m’asseoir à l’avant de l’embarcation et crier, ‘Ramez! Ramez! Ramez!’, mais je suis avant tout une voix tactique qui met l’accent sur la sécurité et la conduite », affirme-t-elle.
Un héritage pour l’aviron canadien
L’aviron canadien compte au-delà d’un siècle de succès documenté. Il y a même un épisode des Minutes du Patrimoine canadien sur « l’équipage de Paris » — les quatre hommes de Saint John, au Nouveau-Brunswick, qui sont devenus les premiers champions du monde du Canada tous sports confondus et ce, quelques jours seulement après le jour de la Confédération en 1867.
Plus récemment dans l’histoire, le Canada a renforcé sa réputation à titre de puissance en aviron dans les années 1980 et 1990, décrochant six médailles aux Jeux olympiques de 1984 à Los Angeles, cinq médailles (dont quatre d’or) à Barcelone en 1992 et cinq médailles aux Jeux olympiques de 1996 à Atlanta.
Crothers fait remarquer qu’il a eu le privilège, pendant sa jeunesse, de vivre l’époque où les équipages de huit de pointe étaient à leur sommet au Canada. « Nous avions une très belle séquence au moment d’entreprendre les Jeux d’Athènes, puis ç’a été la déception. Toutefois les gars ont renversé la vapeur en 2008 [en remportant la médaille d’or]. Ce qui fait que quand j’étais à l’école secondaire, tout était axé sur les équipages de huit de pointe. »
À Londres 2012, les deux équipages canadiens de huit de pointe ont remporté la médaille d’argent, autant chez les hommes que chez les femmes. Cependant après ces Jeux-là, Rowing Canada Aviron a cessé de prioriser le programme du huit de pointe masculin dans le but de répartir le talent dans les plus petites embarcations et de remporter des médailles dans un plus grand nombre d’épreuves. Ce pari n’a pas été payant.
Pendant ce temps, dit Crothers, une partie de l’expertise du Canada en huit de pointe s’est perdue. Le mandat qu’on a donné à l’équipage cette année est de raviver la flamme qui animait les équipes canadiennes de huit de pointe, de remettre le pays sur la carte et « d’aller chercher cette médaille d’or à Paris ».
Pour les plus jeunes membres de l’équipage masculin, l’histoire du huit de pointe les a grandement inspirés dans leur jeunesse à leurs débuts en aviron.
« Pour moi, le huit de pointe est comme l’équivalent de l’affiche qu’on met sur son mur, déclare Jakub Buczek, un autre athlète qui a participé aux Jeux de Tokyo au sein du quatre de pointe sans barreur avant de passer au huit de pointe. Ç’a toujours été mon rêve de disputer cette épreuve aux Jeux olympiques. »
Ames est du même avis: « Quand j’ai commencé à faire de l’aviron, Will était déjà un modèle et le genre d’athlète que j’admirais. Maintenant, j’ai la chance de ramer avec lui et de l’appuyer sur l’eau. »
L’histoire est un peu différente du côté du huit de pointe féminin. Équipe Canada a remporté l’or à Tokyo 2020. Puisque plusieurs membres de cette équipe-là ont pris leur retraite après les Jeux, c’est une nouvelle formation qui essaiera de défendre le titre. Parmi les nouveaux visages, il y a Jessica Sevick, qui s’avère une inspiration pour ses nouvelles coéquipières en raison des circonstances particulières qui l’ont amenée à commencer à faire de l’aviron.
Après un accident en luge dans son enfance qui lui a causé un traumatisme crânien, Sevick a dû réapprendre de plusieurs fonctions de base. La blessure a notamment provoqué une atrophie cérébelleuse, un état qui cause un trouble de l’équilibre et que Sevick doit continuer de combattre quand elle se trouve dans l’embarcation. Elle a participé au deux de couple à Tokyo 2020, ce qui fait qu’elle est non seulement passée à une plus grande embarcation, mais aussi de l’aviron de couple à l’aviron de pointe qui sont deux façon de ramer très différentes.
« Parfois, quand je n’ai pas le goût de m’entraîner, je me souviens que Jess va se présenter pour performer aujourd’hui et ça me motive », raconte Kit.
Kit et Wasteneys, deux membres de l’équipe qui sont de retour, indiquent qu’elles ont fait table rase en vue de Paris. « Nous faisions quelque chose de particulier [à Tokyo]. Cette performance nous appartient », affirme Kit.
Wasteneys était curieuse de savoir si elle ressentirait de la pression, surtout au moment de passer à un rôle de vétéran au sein de l’équipe. « Je pense qu’au départ, je ressentais effectivement de la pression, mais ça venait de moi, explique-t-elle. Je ne ressens pas la pression de performer de la part de ma famille [la mère et la tante de Wasteney ont elles aussi ramé pour Équipe Canada], ni de ceux et celles qui regardent nos courses. C’est plus une question de vouloir bien faire pour mes coéquipières, parce que je veux qu’elles vivent ce que j’ai vécu à Tokyo. »
S’entraîner pour le plaisir… même si c’est du plaisir de type deux
Dans l’ensemble, tous les rameurs étaient d’accord pour dire que les clés de la longévité et de la réussite en aviron sont d’éprouver du plaisir.
« Je pense que l’aviron a un peu cette réputation, et c’est compréhensible, qu’il est impossible de mêler travail et plaisir, souligne Wasteneys. Cependant, plusieurs de mes plus beaux souvenirs et des moments où j’ai ri le plus fort se sont passés dans l’embarcation. »
Quand on discute avec les rameurs, on réalise vite qu’il y a le plaisir — celui que tout le monde vit à un moment ou l’autre — et ensuite, le plaisir de type deux. Dans le deuxième cas, il s’agit de quelque chose qui évoque le plaisir seulement une fois que c’est terminé, explique Crothers. Le plaisir normal, ce peut être de fermer la place à la fin de la période du petit-déjeuner gratuit à l’hôtel, tandis que le plaisir de type deux pourrait être plutôt, par exemple, d’être laissé pour compte dans un banc de neige au cours d’une séance de ski nordique en équipe qui s’est transformée en quelque chose d’un peu trop compétitif (une sensation que Kit a un peu trop bien connue), ou une séance d’entraînement particulièrement difficile.
Toutefois, le plaisir de type deux, ça peut aussi être un moment sportif qui est à la fois empreint de joie et d’intensité. Comme le décrit Stone: « Je trouve que quand tu as du plaisir, mais que tu fais aussi preuve d’engagement, c’est à ce moment-là que tu vas jusqu’au bout. »